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de neige, les fleurs embaumaient, l’argenterie et le cristal resplendissaient, tandis que circulaient une abondance de plats imprévus et délicieux, un poisson venu de Russie, des gibiers défendus, les dernières truffes grosses comme des œufs, des primeurs savoureuses, telles qu’en pleine saison. C’était l’argent dépensé sans compter, pour le plaisir de payer follement ce qu’on était seul à manger ainsi, pour la gloire de se dire que personne n’en pouvait gâcher davantage. Et le critique influent, étonné, bien qu’il montrât l’aisance d’un homme habitué à toutes les fêtes, devenait servile, promettait son appui, s’engageait plus qu’il n’aurait voulu. Il fut d’ailleurs très gai, trouva des mots d’esprit, exagéra même sa belle humeur en plaisanteries gaillardes. Mais, après le rôti, après les grands crus de Bourgogne, et lorsque le champagne parut, son échauffement le ramena, sans résistance désormais possible, à sa vraie nature. On l’avait mis sur Polyeucte, sur le rôle de Pauline, que Silviane voulait jouer, pour son début à la Comédie-Française. Cet extraordinaire caprice, qui le révoltait huit jours plus tôt, ne lui semblait plus qu’une tentative hardie, dont elle sortirait victorieuse, si elle consentait à écouter ses conseils. Et il était parti, il fit une conférence sur le rôle, prétendit que pas une tragédienne ne l’avait encore compris sainement, que Pauline n’était au début qu’une bourgeoise honnête, et que le beau de sa conversion, au dénouement, venait de ce qu’il y avait miracle, un coup de la grâce qui faisait d’elle une divine figure. Ce n’était pas l’avis de Silviane, qui la voyait, dès les premiers vers, en héroïne idéale de quelque symbolique légende. Il parla sans fin, elle dut paraître convaincue, et il fut enchanté d’une élève si belle, si docile, sous la férule. Puis, comme dix heures sonnaient, il s’arracha brusquement du cabinet odorant et embrasé, pour courir à son devoir.