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peine ! Au fond, il est à la merci de tous les petits maux, qui s’aggravent immédiatement chez lui… Et l’existence qu’il mène n’est pas faite pour la santé.

Elle se tut, soupira, hésitant à se confesser jusqu’au bout.

— Il mène l’existence qu’il peut mener, dit lentement le marquis de Morigny, dont le fin profil, le grand air de vieillard sévère et tendre se perdait, noyé d’ombre. Puisqu’il n’a pu supporter la vie militaire, et que les fatigues de la diplomatie elle-même vous effrayent, que voulez-vous donc qu’il fasse ?… Il n’a qu’à vivre à l’écart, en attendant l’écroulement final, sous cette abominable république, qui achève de mettre la France au tombeau.

— Sans doute, mon ami. Mais justement, cette vie oisive m’épouvante. Il y achève de perdre tout ce qu’il avait de bon et de sain… Je ne dis pas uniquement cela pour les liaisons que nous avons dû lui tolérer. La dernière, que j’ai d’abord acceptée si difficilement, tant elle révoltait d’idées et de croyances en moi, m’est apparue ensuite comme étant plutôt d’une bonne influence… Seulement, le voici qui entre dans sa trente-sixième année, est-ce qu’il peut continuer à vivre de cette façon, sans but, sans devoir ? Peut-être, s’il est souffrant, est-ce parce qu’il ne fait rien, qu’il n’est rien et qu’il ne sert à rien.

Sa voix se brisa de nouveau.

— Et puis, mon ami, puisque vous me forcez à tout vous dire, je vous avoue que moi-même je ne me porte pas très bien. J’ai eu des évanouissements, j’ai consulté. Enfin, d’un jour à l’autre, je peux disparaître.

Morigny, frémissant, se pencha, voulut lui saisir les mains, dans la nuit qui se faisait davantage.

— Vous, mon amie ! ce serait vous que je perdrais, comme mon dernier culte ! moi qui ai vu sombrer le vieux monde dont je suis, et qui vis dans l’unique espoir que vous restez au moins pour me fermer les yeux !