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chaque jour. Il se rappela la place libre à l’Asile des Invalides du travail, la promesse que la baronne Duvillard lui avait faite d’attendre qu’il eût demandé à l’abbé Rose s’il ne connaissait pas quelque grande misère, digne d’intérêt ; et il en parla tout de suite à celui-ci, avant de se mettre à table.

— Une grande misère, digne d’intérêt, ah ! mon cher enfant, elles le sont toutes ! Pour faire un heureux, surtout lorsqu’il s’agit des vieux ouvriers sans travail, on n’a que l’embarras du choix, l’angoisse de se demander lequel va être élu, lorsque tant d’autres resteront dans leur enfer.

Pourtant, il cherchait, se passionnait, se décidait, malgré la lutte douloureuse de ses scrupules.

— J’ai votre affaire. C’est certainement le plus souffrant, le plus misérable et le plus humble, un vieillard de soixante-douze ans, un menuisier qui vit de la charité publique, depuis les huit à dix ans qu’il ne trouve plus de travail. Je ne sais pas son nom, tout le monde le nomme le grand Vieux. Et, souvent, il reste des semaines sans paraître à ma distribution du samedi. Il va falloir que nous nous mettions à sa recherche, si l’admission presse. Je crois bien qu’il couche parfois à l’Hospitalité de nuit de la rue d’Orsel, quand le manque de place ne le force pas à se terrer derrière quelque palissade… Voulez-vous que, ce soir, nous descendions rue d’Orsel ?

Ses yeux brillaient, c’était pour lui la grande débauche, le fruit défendu, cette visite à la basse misère, à l’extrême détresse tombée au cloaque, qu’il n’osait plus faire, dans sa pitié débordante d’apôtre, tellement on la lui avait reprochée, imputée à crime.

— Est-ce dit, mon enfant ? Rien que cette fois encore ! Il n’y a que ce moyen, d’ailleurs, si nous voulons trouver le grand Vieux. Vous en serez quitte pour rester avec moi jusqu’à onze heures… Et puis, je désirais vous montrer