Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle avait pourtant éprouvé une gêne, et elle reprit, pour montrer qu’elle n’était point sans parents convenables :

— Moi, je n’ai pas eu de chance, mais j’ai une autre sœur, Hortense, qui a épousé un employé, monsieur Chrétiennot, et qui habite un joli appartement du boulevard Rochechouart. Nous étions trois, d’un second lit, Hortense, la plus jeune, Léonie qui est morte, et moi, l’aînée, qui m’appelle Pauline… Et j’ai encore, du premier lit, un frère, Eugène Toussaint, plus âgé que moi de dix ans, mécanicien lui aussi, qui travaille depuis la guerre dans la même maison, l’usine Grandidier, à cent pas d’ici, rue Marcadet. Le malheur est qu’il a eu une attaque dernièrement… Moi, j’ai perdu les yeux, je me les suis brûlés à travailler pendant des dix heures par jour à la couture. Maintenant, je ne puis seulement faire un raccommodage sans que des larmes m’aveuglent. J’ai cherché des ménages, et je n’en trouve plus, la mauvaise chance s’acharne contre nous. Alors, voilà, nous manquons de tout, une misère noire, souvent des deux et trois jours sans manger, une vie de chien qui se nourrit au hasard de ce qu’il rencontre ; et, avec ça, ces deux derniers mois de gros froids qui nous ont gelés, à croire des fois, le matin, que nous ne nous réveillerions plus… Que voulez-vous ? moi, je n’ai jamais été heureuse, battue d’abord, à présent finie, balayée dans un coin, vivant je ne sais même pas pourquoi.

Sa voix s’était mise à trembler, ses yeux rouges se mouillaient, et Pierre la sentit ainsi pleurante dans l’existence, brave femme sans volonté, comme effacée déjà de la vie, en ménage sans amour, au hasard des événements.

— Oh ! je ne me plains pas de Salvat, dit-elle encore. C’est un brave homme, il ne rêve que le bonheur de tous ; et il ne boit pas, il travaille quand il peut… Seulement,