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s’habituer à reconnaître pour sa fille. Une épaule plus haute que l’autre, de longs bras de bossue, un profil de chèvre noire, était-ce possible qu’une telle disgrâce fût sortie de sa beauté souveraine, cette beauté qu’elle avait passé sa vie entière à aimer elle-même, à soigner avec dévotion, la religion unique qu’elle eût pratiquée ? Toute sa peine et toute sa honte d’avoir eu une pareille enfant tremblaient dans sa voix.

Camille s’était arrêtée net, comme si un coup de cravache l’avait cinglée en plein visage. Elle revint près de sa mère. Et l’abominable explication partit de là, de ces simples paroles, dites à demi-voix.

— Tu trouves que je m’habille mal… Il fallait t’occuper de moi, veiller à ce que mes toilettes fussent de ton goût, m’apprendre ton secret d’être belle.

Déjà, Ève regrettait son attaque, ayant horreur des impressions pénibles, des querelles aux mots blessants. Elle voulut se dérober, surtout à ce moment de hâte, lorsqu’on les attendait en bas, pour la vente.

— Voyons, tais-toi, ne fais pas la méchante, lorsque tout ce monde peut nous entendre… Je t’ai aimée…

D’un petit rire contenu, terrible, Camille l’interrompit.

— Tu m’as aimée !… Ah ! ma pauvre maman, quelle drôle de chose tu dis là ! Est-ce que tu as jamais aimé quelqu’un ? Tu veux qu’on t’aime, et ça, c’est autre chose. Mais ton enfant, un enfant, est-ce que tu sais seulement comment on l’aime ?… Tu m’as toujours abandonnée, écartée, lâchée, me trouvant trop laide, indigne de toi, n’ayant d’ailleurs pas assez déjà des jours et des nuits pour t’aimer toi-même… Et, ne mens donc pas, ma pauvre maman, tu es encore à me regarder là, comme un monstre qui te répugne et qui te gêne.

Dès lors, ce fut fini, la scène dut aller jusqu’au bout, dans un chuchotement de fièvre, visage contre visage, les dents serrées.