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Camille la regardait de ses yeux dévorants. Ève dut avoir, à cette minute, l’instinct sourd du malheur dont la menace l’enveloppait, car elle regarda sa fille à son tour, inquiète, pâlissante.

Puis, ce fut la princesse Rosemonde de Harth qui fit son entrée en coup de vent. Elle était aussi vendeuse au comptoir de la baronne, qui l’aimait pour sa turbulence, pour la gaieté imprévue qu’elle lui apportait. En toilette de satin feu, extravagante, avec sa tête bouclée, sa maigreur de gamin, elle riait, racontait un accident, qui avait failli couper en deux sa voiture. Et, comme le baron Duvillard et son fils Hyacinthe arrivaient de leurs chambres, toujours en retard, elle s’empara du jeune homme, le gronda, parce que, la veille, elle l’avait vainement attendu jusqu’à dix heures, malgré sa promesse de la conduire dans une taverne de Montmartre, où il se passait des horreurs, disait-on. D’un air ennuyé, Hyacinthe répondit que des amis l’avaient retenu, une séance de magie, pendant laquelle l’âme de sainte Thérèse était venue réciter un sonnet d’amour.

Mais Fonsègue arrivait avec sa femme, une grande femme maigre, silencieuse, insignifiante, qu’il n’aimait point sortir, allant partout en garçon. Cette fois, il avait dû l’amener, car elle était dame patronnesse de l’Œuvre, et lui-même venait déjeuner comme administrateur, s’intéressant à la vente. Il entra de son air gai habituel, pétulant dans sa petite taille d’homme resté brun à cinquante ans, portant la redingote avec la correction d’un brasseur d’affaires qui avait charge d’âmes, le bon renom de la république conservatrice, dont le Globe était l’organe. Ses paupières cependant battaient d’inquiétude, pour qui le connaissait bien, et son premier regard interrogea Duvillard, anxieux sans doute de savoir comment celui-ci supportait le nouveau coup du matin. Quand il le vit fort tranquille, superbe et fleuri ainsi qu’à l’ordinaire, plai-