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les plus raisonnables conduisent à la dictature, les autres ne sont que des rêveries dangereuses. Et il n’y a plus, au bout d’une telle tempête d’idées, que ton anarchie, tes attentats, qui se chargent d’achever le vieux monde, en le réduisant en poudre… Ah ! je la prévoyais, je l’attendais, cette catastrophe dernière, ce coup de folie fratricide, l’inévitable lutte des classes, où notre civilisation devait sombrer. Tout l’annonçait, la misère d’en bas, l’égoïsme d’en haut, les craquements de la vieille maison humaine près de crouler sous trop de crimes et trop de douleur. Quand je suis allé à Lourdes, c’était pour voir si le Dieu des simples d’esprit ferait le miracle attendu, rendrait la croyance des premiers âges au peuple révolté d’avoir tant souffert. Et quand je suis allé à Rome, c’était dans la naïve espérance d’y trouver la religion nouvelle, nécessaire à nos démocraties, celle qui pouvait seule pacifier le monde, en le ramenant à la fraternité de l’âge d’or. Mais quelle imbécillité était la mienne ! Ici et là, je n’ai fait que toucher le fond du néant. Où je rêvais si ardemment le salut des autres, je n’ai réussi qu’à me perdre moi-même, comme un navire qui coule à pic, dont jamais plus on ne retrouvera une épave. Un lien me rattachait encore aux hommes, la charité, les blessures pansées, soulagées, guéries peut-être à la longue ; et cette dernière amarre a été coupée, la charité inutile et dérisoire devant la haute et souveraine justice qui s’impose, que nul ne peut plus retarder à cette heure. C’est fini, je ne suis que cendre, un sépulcre vide, dans mon abominable détresse intérieure. Je ne crois plus à rien, à rien, à rien !

Pierre s’était dressé, les deux bras ouverts, comme pour en laisser tomber l’immense néant de son cœur et de son cerveau. Et Guillaume, bouleversé devant ce farouche négateur, ce nihiliste désespéré, qui se révélait à lui, s’approcha, frémissant.