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très modeste devant les phénomènes. Son effort constant était de tout ramener à la science, et il avait un grand chagrin de ne pouvoir constater scientifiquement, dans la nature, l’égalité, ni même la justice, dont le besoin le hantait, socialement. C’était là son désespoir, de ne pas arriver à mettre d’accord sa logique d’homme de science et son amour d’apôtre chimérique. Dans cette dualité, la haute raison faisait sa tâche à part, tandis que le cœur d’enfant rêvait de bonheur universel, de fraternité entre les peuples, tous heureux, plus d’iniquités, plus de guerre, l’amour seul maître du monde.

Mais Pierre, resté près de la grande baie ouverte, les yeux dans la nuit, vers Paris, d’où montaient les derniers grondements de l’âpre soirée, était envahi du flot débordant de son doute et de son désespoir. C’était trop, ce frère tombé chez lui avec ses croyances de savant et d’apôtre, ces hommes qui venaient discuter de tous les bouts de la pensée contemporaine, ce Salvat enfin qui apportait l’exaspération de son acte de fou. Et, lui, qui les avait tous écoutés jusque-là, muet, sans un geste, qui s’était caché de son frère, réfugié en son mensonge hautain de bon prêtre, se sentit brusquement le cœur soulevé d’une telle amertume, qu’il ne put mentir davantage. Et ce fut dans une débâcle de colère et de douleur que son secret lui échappa.

— Ah ! frère, si tu as ton rêve, moi j’ai ma plaie au flanc, qui m’a rongé et m’a laissé vide… Ton anarchie, ton rêve de juste bonheur, auquel Salvat travaille à coups de bombe, mais c’est la démence finale qui va tout balayer, comment ne le vois-tu pas ? Le siècle s’achève dans les décombres, voici plus d’un mois que je vous écoute, Fourier a ruiné Saint-Simon, Proudhon et Comte ont démoli Fourier, tous entassent les contradictions et les incohérences, ne laissent qu’un chaos, parmi lequel on n’ose faire un triage. Les sectes socialistes pullulent,