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ébranlé un instant, si convaincu, d’une fierté si farouche, dans son rêve théorique de l’individualisme libertaire. Puis, il avait perdu pied, il n’avait plus vu que les contradictions, les incohérences chaotiques de l’humanité en marche. Ce n’était qu’un amoncellement continu de scories, où il se perdait. Fourier avait beau être issu de Saint-Simon, il le niait en partie ; et, si la doctrine de celui-ci s’immobilisait dans une sorte de sensualisme mystique, la doctrine de celui-là semblait aboutir à un code d’enrégimentement inacceptable. Proudhon démolissait sans rien reconstruire. Comte, qui créait la méthode et mettait la science à sa place en la déclarant l’unique souveraine, ne soupçonnait même pas la crise sociale dont le flot menaçait de tout emporter, finissait en illuminé d’amour, terrassé par la femme. Et ces deux-là, aussi, entraient en lutte, se battaient contre les deux autres, à ce point de conflit et d’aveuglement général, que les vérités apportées par eux en commun, en restaient obscurcies, défigurées, méconnaissables. Et de là l’extraordinaire gâchis de l’heure présente, Bache avec Saint-Simon et Fourier, Théophile Morin avec Proudhon et Comte, ne comprenant plus rien à Mège, le député collectiviste l’exécrant, le foudroyant, lui et le collectivisme d’État, comme ils foudroyaient d’ailleurs toutes les sectes socialistes actuelles, sans bien se rendre compte qu’elles étaient pourtant issues de leurs maîtres. Ce qui semblait donner raison au terrible et froid Janzen, quand il déclarait que la maison était irréparable, qu’elle croulait dans la pourriture et dans la démence, et qu’il fallait l’abattre.

Une nuit, après le départ des trois visiteurs, Pierre, resté avec Guillaume, le vit s’assombrir et marcher à pas lents. Sans doute il venait lui-même de sentir l’écroulement de tout. Et il continua de parler, sans même se rendre compte que son frère seul l’écoutait. Il dit son