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que de fois ses yeux se levaient du livre, se perdaient dans la rêverie sombre, dans le néant où il retombait toujours ! Durant des heures, les deux frères demeuraient ainsi côte à côte, sans prononcer une parole, absorbés, noyés de silence. Pourtant, ils se savaient ensemble, ils en avaient la conscience attendrie, l’assurance heureuse et confiante. Parfois, leurs regards se rencontraient, ils échangeaient un sourire, ils n’éprouvaient pas le besoin de se dire autrement combien ils s’étaient remis à s’aimer. C’était l’ardente affection de jadis qui renaissait en eux, et toute cette maison de leur enfance, et leur père et leur mère qu’ils sentaient revivre dans l’air si calme qu’ils respiraient. La baie vitrée s’ouvrait sur le jardin, vers Paris, et ils ne sortaient de leurs lectures, de leurs longues songeries, brusquement inquiets parfois, que pour prêter l’oreille au grondement lointain, à la clameur plus haute de la grande ville.

Des fois aussi, ils s’interrompaient, s’étonnaient d’entendre un pas continu, au-dessus de leurs têtes. C’était Nicolas Barthès qui s’oubliait là, dans la chambre d’en haut, depuis que Théophile Morin l’avait amené, le soir de l’attentat, demandant asile. Il n’en descendait guère, se risquait à peine dans le jardin, de crainte, disait-il, qu’on ne l’aperçût et qu’on ne le reconnût, d’une maison lointaine, dont un bouquet d’arbres masquait les fenêtres. Cette hantise de la police pouvait faire sourire, chez le vieux conspirateur. Son pas, là-haut, de lion en cage, cette obstinée promenade de l’éternel prisonnier qui avait passé les deux tiers de sa vie au fond de tous les cachots de France, pour la liberté des autres, n’en ajoutait pas moins, dans la petite maison silencieuse, une mélancolie attendrissante, le rythme même de tout ce qu’on espérait de bon et de grand, de tout ce qui ne viendrait sans doute jamais.

Les visites étaient rares, qui tiraient les deux frères de