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Pierre fut frappé de la pure flamme que cette séance de bon travail avait mise dans les pâles yeux bleus d’Antoine. Cette face de colosse blond, noyée habituellement de douceur et de rêve, en était comme échauffée, enfiévrée ; et le grand front, en forme de tour, qu’il devait à son père, prenait son entière expression de citadelle, armée pour la conquête de la vérité et de la beauté. À dix-huit ans, son histoire était toute là : un dégoût, en troisième, des études classiques ; une passion du dessin, qui avait décidé son père à lui laisser quitter le lycée, où il ne faisait rien de bon ; puis, des journées passées à se chercher, à dégager en lui l’originalité profonde, dont l’impérieuse conscience venait de parler si haut. Il avait essayé de la gravure sur cuivre, de l’eau-forte. Mais il en était bien vite venu à la gravure sur bois, et il s’y était fixé, malgré le discrédit où elle tombait, avilie par les procédés industriels. N’était-ce pas tout un art à restaurer, à élargir ? Lui, rêvait de graver sur bois ses propres dessins, d’être le cerveau qui enfantait et la main qui exécutait, de façon à obtenir des effets nouveaux, d’une grande intensité de vision et d’accent. Pour obéir à son père, qui exigeait de ses fils un métier, il gagnait son pain comme tous les graveurs, en exécutant des bois pour des publications illustrées. Mais, à côté de ces travaux courants, il avait déjà fait quelques planches d’une extraordinaire sensation de puissance et de vie, des réalités copiées, des scènes de l’existence quotidienne, mais accentuées, élargies par le trait essentiel, avec une maîtrise vraiment stupéfiante chez un si jeune garçon.

— Est-ce que tu veux graver ça ? lui demanda François, pendant qu’il remettait la copie du Mantegna dans son carton.

— Oh ! non, ce n’est là qu’un bain d’innocence, une bonne leçon pour apprendre à être modeste et sincère… La vie est trop différente aujourd’hui.