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tera demain, et non la prétendue jeunesse des cénacles, des manifestes, des extravagances. Naturellement, celle-ci fait beaucoup de tapage, on n’entend qu’elle. Mais si vous saviez l’effort continu, la passion des autres, de ceux qui se taisent, enfermés dans leur tâche ! Et de ceux-là, j’en connais beaucoup, ils sont avec le siècle, ils n’en ont rejeté aucun des espoirs, ils marchent au siècle prochain, résolus à poursuivre la besogne de leurs devanciers, toujours vers plus de lumière, vers plus d’équité. Allez leur parler, à ceux-là, de la banqueroute de la science : ils hausseront les épaules, car ils savent bien que jamais la science n’a enflammé plus de cœurs ni fait de plus prodigieuses conquêtes. Qu’on les ferme donc, les Écoles, les laboratoires, les bibliothèques, qu’on change profondément le sol social, alors seulement on pourra craindre d’y voir repousser l’erreur, si douce aux cœurs faibles, aux cerveaux étroits !

Mais ce bel élan fut interrompu. Un grand jeune homme blond s’arrêta pour serrer la main de François. Et Pierre fut surpris de reconnaître le fils du baron Duvillard, Hyacinthe, qui, d’ailleurs, le salua très correctement. Les deux jeunes gens se tutoyaient.

— Comment ! te voilà dans notre vieux quartier, en province ?

— Mon cher, je vais là-bas, derrière l’Observatoire, chez Jonas… Tu ne connais pas Jonas ? Oh ! mon cher, un sculpteur génial qui en est arrivé à supprimer presque la matière. Il a fait la Femme, une figure haute comme le doigt, et qui n’est plus qu’une âme, sans l’ignoble bassesse des formes, totale pourtant, toute la Femme dans son essentiel symbole. Et c’est grand, et c’est écrasant, une esthétique, une religion !

François le regardait en souriant, pincé dans sa longue redingote, avec sa figure faite, sa barbe et ses cheveux taillés, qui lui donnaient son air laborieux d’androgyne.