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que j’y viens faire. La police peut perquisitionner, elle ne verra rien, notre secret ne court aucun risque.

Pierre promit de répéter à Guillaume ces paroles textuelles, afin de lui enlever toute crainte. Ensuite, lorsqu’il essaya de sonder Thomas, pour savoir où en étaient les choses, et ce qu’on pensait à l’usine de la trouvaille du poinçon, et si Salvat commençait à y être soupçonné, il le trouva muet de nouveau, répondant par des monosyllabes. La police n’était donc pas venue ? Non. Mais les ouvriers avaient bien prononcé le nom de Salvat ? Oui, naturellement, à cause de ses idées anarchistes, connues de tous. Et Grandidier, le patron, qu’avait-il dit, à son retour de chez le juge d’instruction ? Il ne savait pas, il ne l’avait pas revu.

— Tenez ! le voici… Le pauvre homme, sa femme a dû avoir une crise encore, ce matin !

C’était une histoire lamentable, que Pierre tenait déjà de Guillaume. Grandidier, qui avait épousé par amour une jeune fille d’une grande beauté, la gardait folle depuis cinq ans, à la suite de la perte d’un petit garçon et d’une fièvre puerpérale. Il n’avait pu se résigner à la mettre dans une maison de santé, il vivait enfermé avec elle au fond d’un pavillon, dont les fenêtres, sur la cour de l’usine, restaient toujours closes. Jamais on ne la voyait, jamais il ne parlait d’elle à personne. On disait qu’elle était comme une enfant, sans méchanceté aucune, très douce et très triste, belle encore, avec une royale chevelure blonde. Mais, parfois, elle avait des crises terribles, et il devait lutter, la tenir pendant des heures entre ses deux bras, pour qu’elle ne se brisât pas le crâne contre les murs. On entendait des cris affreux, puis tout retombait à un silence de mort.

Justement, Grandidier, un bel homme de quarante ans, à la figure énergique, avec de grosses moustaches brunes, les cheveux en brosse, les yeux clairs, entra dans