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il avait fréquenté à Besançon la pauvre famille, fils lui-même d’un ouvrier horloger, Morin avait grandi dans les idées proudhoniennes, ami tendre des misérables, nourrissant une colère d’instinct contre la richesse et la propriété. Plus tard, venu à Paris comme petit professeur, passionné par l’étude, il s’était donné, de toute son intelligence, à Auguste Comte ; et c’était ainsi qu’on aurait retrouvé chez lui, sous le positiviste fervent, l’ancien proudhonien, sa révolte personnelle de pauvre, en haine de la misère. Il s’en tenait d’ailleurs au positivisme scientifique, ayant renié le Comte si étrangement religieux des dernières années, dans sa haine de tout mysticisme. Son existence brave, unie et morne, n’avait eu qu’un roman, le coup de brusque fièvre qui l’avait emporté et fait combattre en Sicile, aux côtés de Garibaldi, lors de l’épopée légendaire des Mille. Et il était redevenu à Paris petit professeur, gagnant obscurément sa vie triste.

Lorsque Pierre rentra dans la chambre, il dit à son frère, la voix émue :

— Morin m’amène Barthès, qui s’imagine être en péril et qui me demande l’hospitalité.

Guillaume s’oublia, se passionna.

— Nicolas Barthès, un héros, une âme antique ! je le connais, je l’admire et je l’aime… Il faut lui ouvrir ta maison toute grande.

Bache et Janzen s’étaient regardés en souriant. Puis, de son air froidement ironique, le dernier dit avec lenteur :

— Pourquoi monsieur Barthès se cache-t-il ? Beaucoup de gens le croient mort, et c’est un revenant qui ne fait plus peur à personne.

Âgé de soixante-quatorze ans, Barthès avait passé près de cinquante années en prison. Il était l’éternel prisonnier, le héros de la liberté que tous les gouvernements avaient promené de citadelle en forteresse. Depuis son