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— Pierre, finit-il par dire doucement, je veux que tu dînes… Va, va dîner. Cache la lumière de la lampe, laisse-moi seul, les yeux clos. Cela me fera du bien.

Il fallut que Pierre le contentât. Mais il ne ferma pas la porte de la salle à manger ; et, défaillant de besoin, sans même s’en être aperçu, il mangea debout, l’oreille aux aguets, écoutant si son frère ne se plaignait pas, ne l’appelait pas. Le silence semblait encore avoir grandi, la petite maison s’anéantissait dans la mélancolique douceur du passé.

Vers huit heures et demie, lorsque Sophie revint de sa commission à Montmartre, Guillaume l’entendit, malgré son pas discret. Il s’agita, voulut savoir. Et ce fut Pierre qui accourut le renseigner.

— Ne t’inquiète pas. Sophie a été reçue par une vieille dame, qui, après avoir lu ta lettre, lui a dit simplement que c’était bien. Elle ne lui a pas même posé une question, l’air tranquille, sans curiosité aucune.

Guillaume, sentant son frère étonné de cette belle sérénité, se contenta de dire, très calme lui aussi :

— Oh ! il suffit que Mère-Grand soit prévenue. Elle sait bien que, si je ne rentre pas, c’est que je ne puis pas.

Mais il lui fut impossible de s’assoupir. La lumière de la lampe avait beau être cachée, il rouvrait les yeux, regardait autour de lui, semblait écouter au-delà des murs, vers Paris. Il fallut que le prêtre fît venir la servante, puis l’interrogeât, pour savoir si, en se rendant à Montmartre, elle n’avait rien remarqué d’extraordinaire. Elle parut surprise, elle n’avait rien remarqué. D’ailleurs, le fiacre avait suivi les boulevards extérieurs, presque déserts. Un petit brouillard s’était remis à tomber, et les rues se noyaient sous une humidité glaciale.

À neuf heures, Pierre comprit que son frère ne dormirait pas, s’il le laissait ainsi sans nouvelles. Dans la fièvre commençante, le blessé s’angoissait, envahi par le besoin