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voir tous ces pauvres gens prier, c’est un spectacle qui vous arrachera des larmes… Comment ne pas se remettre aux mains de Dieu, devant tant de souffrance guérie ou consolée !

Lui aussi accompagnait une malade. Il montra un compartiment de première classe, où était attachée une pancarte, portant : M. l’abbé Judaine, réservé. Et, baissant la voix :

— C’est madame Dieulafay, vous savez, la femme du grand banquier. Leur château, un domaine royal, est sur ma paroisse ; et, quand ils ont su que la sainte Vierge avait bien voulu me faire une insigne grâce, ils m’ont supplié d’intercéder pour la pauvre malade. Déjà, j’ai dit des messes, et je fais des vœux ardents… Tenez ! voyez-la, par terre. Elle a voulu absolument qu’on la descendît un instant, malgré la peine qu’on aura à la remonter.

Sur le quai, à l’ombre, se trouvait en effet, dans une sorte de caisse longue, une femme dont le beau visage, à l’ovale pur, aux yeux admirables, ne portait pas plus de vingt-six ans. Elle était atteinte d’une effroyable maladie, la disparition des sels calcaires qui entraînait le ramollissement du squelette, la lente destruction des os. Il y avait deux ans déjà, après être accouchée d’un enfant mort, elle s’était senti de vagues douleurs dans la colonne vertébrale. Puis, peu à peu, les os s’étaient raréfiés et déformés, les vertèbres s’affaissaient, les os du bassin s’aplatissaient, ceux des jambes et des bras se rapetissaient ; et, diminuée, comme fondue, elle était devenue une loque humaine, une chose fluide et sans nom qu’on ne pouvait mettre debout, qu’on transportait avec mille soins, de crainte de la voir fuir entre les doigts. La tête gardait sa beauté, une tête immobile, l’air stupéfié et imbécile. Et, devant ce reste lamentable de femme, ce qui achevait de serrer le cœur, c’était le grand luxe qui l’entourait, la caisse capitonnée de soie bleue, les dentelles précieuses