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LES ROUGON-MACQUART.

— Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Les entendez-vous se vautrer ?

L’abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toute bleue d’un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d’un bien-être par ces clartés douces ; il s’arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l’approche d’une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, le gourmandant, l’appelant.

— Venez donc… Ce n’est pas sain, de courir la campagne à cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit.

Mais, brusquement, à l’entrée du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanches des ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger.

— Qui descend de là-haut, si tard ? murmura-t-il.

Le prêtre, n’entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tour lui faire presser le pas.

— Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l’éclaire. Vous le voyez bien, à présent… C’est un grand, avec un bâton.

Puis, au bout d’un silence, il reprit, la voix rauque, étouffée par la fureur :

— C’est lui, c’est ce gueux !… Je le sentais.

Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l’abbé Mouret reconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne, sans même se servir de son bâton, qu’il portait sur son épaule, en manière de fusil.

— Ah ! le damné ! bégaya le Frère cloué sur place, en