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LA FAUTE DE L’ABBÉ MOURET.

Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien que ce sont mes mains qui t’ont guéri… Tu ne peux me repousser.

Il l’écartait lentement. Puis, pendant qu’elle lui embrassait les genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasser de ses yeux et de son front un reste de sommeil. C’était donc là le monde inconnu, le pays étranger auquel il n’avait jamais songé sans une peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays ? De quel rêve s’éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse si poignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu’à l’étouffer ? Le village s’animait du retour des champs. Les hommes rentraient, la veste jetée sur l’épaule, d’un pas de bêtes harassées ; les femmes, au seuil des maisons, avaient des gestes d’appel ; tandis que les enfants, par bandes, poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deux galopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient à quatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des vols de moineaux se couchaient sous les tuiles de l’église. Une jupe de cotonnade bleue venait d’apparaître sur le perron du presbytère, si large, qu’elle bouchait la porte.

— Ah ! misère ! balbutiait Albine, il regarde, il regarde !… Écoute-moi. Tu jurais de m’obéir tout à l’heure. Je t’en supplie, tourne-toi, regarde le jardin… N’as-tu pas été heureux, dans le jardin ? C’est lui qui m’a donnée à toi. Et que d’heureuses journées il nous réserve, quelle longue félicité, maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l’ombre !… Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, si tu ne m’emportes pas. Vois, ce sont les autres, c’est tout ce monde qui va se mettre entre nous. Nous étions si seuls, si perdus, si gardés par les arbres !… Le jardin, c’est notre amour. Regarde le jardin, je t’en prie à genoux.