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LES ROUGON-MACQUART.

syllabes, ne prononçant aucun mot avec netteté. Cependant, elle commençait à le promener dans la chambre. Elle le soutenait, le menait du lit à la fenêtre. C’était un grand voyage. Il manquait de tomber deux ou trois fois en route, ce qui la faisait rire. Un jour, il s’assit par terre, et elle eut toutes les peines du monde à le relever. Puis, elle lui fit entreprendre le tour de la pièce, en l’asseyant sur le canapé, les fauteuils, les chaises, tour de ce petit monde, qui demandait une bonne heure. Enfin, il put risquer quelques pas tout seul. Elle se mettait devant lui, les mains ouvertes, reculait en l’appelant, de façon à ce qu’il traversât la chambre pour retrouver l’appui de ses bras. Quand il boudait, qu’il refusait de marcher, elle ôtait son peigne qu’elle lui tendait comme un joujou. Alors, il venait le prendre, et il restait tranquille, dans un coin, à jouer pendant des heures avec le peigne, à l’aide duquel il grattait doucement ses mains.

Un matin, Albine trouva Serge debout. Il avait déjà réussi à ouvrir un volet. Il s’essayait à marcher, sans s’appuyer aux meubles.

— Voyez-vous, le gaillard ! dit-elle gaiement. Demain, il sautera par la fenêtre, si on le laisse faire… Nous sommes donc tout à fait solide, maintenant ?

Serge répondit par un rire de puérilité. Ses membres avait repris la santé de l’adolescence, sans que des sensations plus conscientes se fussent éveillées en lui. Il restait des après-midi entières en face du Paradou, avec sa moue d’enfant qui ne voit que du blanc, qui n’entend que le frisson des bruits. Il gardait ses ignorances de gamin, son toucher si innocent encore, qu’il ne lui permettait pas de distinguer la robe d’Albine de l’étoffe des vieux fauteuils. Et c’était toujours un émerveillement d’yeux grands ouverts qui ne comprennent pas, une hésitation de gestes ne sachant point aller où ils veulent, un commencement