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LES ROUGON-MACQUART.

d’une lumière si tendre, il semblait à Serge que le ciel se couvrait brusquement. Il ne marchait plus que sur des ronces, s’écorchait les doigts aux grains du Rosaire, se courbait sous l’épouvantement des cinq mystères de douleur : Marie agonisant dans son fils au Jardin des Oliviers, recevant avec lui les coups de fouet de la flagellation, sentant à son propre front le déchirement de la couronne d’épines, portant l’horrible poids de sa croix, mourant à ses pieds sur le Calvaire. Ces nécessités de la souffrance, ce martyre atroce d’une Reine adorée, pour qui il eût donné son sang comme Jésus, lui causaient une révolte d’horreur, que dix années des mêmes prières et des mêmes exercices n’avaient pu calmer. Mais les grains coulaient toujours, une trouée soudaine se faisait dans les ténèbres du crucifiement, la gloire resplendissante des cinq derniers mystères éclatait avec une allégresse d’astre libre. Marie, transfigurée, chantait l’alleluia de la résurrection, la victoire sur la mort, l’éternité de la vie ; elle assistait, les mains tendues, renversée d’admiration, au triomphe de son fils, qui s’élevait au ciel, parmi des nuées d’or frangées de pourpre ; elle rassemblait autour d’elle les Apôtres, goûtant comme au jour de la conception l’embrasement de l’esprit d’amour, descendu en flammes ardentes ; elle était à son tour ravie par un vol d’anges, emportée sur des ailes blanches ainsi qu’une arche immaculée, déposée doucement au milieu de la splendeur des trônes célestes ; et là, comme gloire suprême, dans une clarté si éblouissante, qu’elle éteignait le soleil, Dieu la couronnait des étoiles du firmament. La passion n’a qu’un mot. En disant à la file les cent cinquante Ave, Serge ne les avait pas répétés une seule fois. Ce murmure monotone, cette parole sans cesse la même qui revenait, pareille au : « Je t’aime, » des amants, prenait chaque fois une signification plus profonde ; il s’y attardait, causait sans fin à l’aide de l’unique phrase latine, connaissait Marie tout en-