Page:Zola - La Débâcle.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Tous furent aussitôt debout. Entre les peupliers, par la grande route blanche, un peloton de cent-gardes apparaissait, d’un luxe d’uniformes correct encore et resplendissant, avec le grand soleil doré de leur cuirasse. Puis, tout de suite, venait l’empereur à cheval, dans un large espace libre, accompagné de son état-major, que suivait un second peloton de cent-gardes.

Les fronts s’étaient découverts, quelques acclamations retentirent. Et l’empereur, au passage, leva la tête, très pâle, la face déjà tirée, les yeux vacillants, comme troubles et pleins d’eau. Il parut s’éveiller d’une somnolence, il eut un faible sourire à la vue de ce cabaret ensoleillé, et salua.

Alors, Jean et Maurice entendirent distinctement, derrière eux, Bouroche qui grognait, après avoir sondé à fond l’empereur de son coup d’œil de praticien :

— Décidément, il a une sale pierre dans son sac.

Puis, d’un mot, il arrêta son diagnostic :

— Foutu !

Jean, dans son étroit bon sens, avait eu un hochement de tête : une sacrée malechance pour une armée, un pareil chef ! Et, dix minutes plus tard, après avoir serré la main de Prosper, lorsque Maurice, heureux de son fin déjeuner, s’en alla fumer en flânant d’autres cigarettes, il emporta cette image de l’empereur, si blême et si vague, passant au petit trot de son cheval. C’était le conspirateur, le rêveur à qui l’énergie manque au moment de l’action. On le disait très bon, très capable d’une grande et généreuse pensée, très tenace d’ailleurs en son vouloir d’homme silencieux ; et il était aussi très brave, méprisant le danger en fataliste prêt toujours à subir le destin. Mais il semblait frappé de stupeur dans les grandes crises, comme paralysé devant l’accomplissement des faits, impuissant dès lors à réagir contre la fortune, si elle lui devenait adverse. Et Maurice se demandait s’il n’y avait pas là un