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Wurtembergeois, les Prussiens, toute la clique, plus de cent vingt mille de ces salauds, à ce qu’on a compté plus tard, avaient fini par nous envelopper. Et pas du tout, voilà la musique qui repart plus fort, autour de Frœschwiller ! Car, c’est la vérité pure, Mac-Mahon est peut-être un serin, mais il est brave. Fallait le voir sur son grand cheval, au milieu des obus ! Un autre aurait filé dès le commencement, jugeant qu’il n’y a pas de honte à refuser de se battre, quand on n’est pas de force. Lui, puisque c’était commencé, a voulu se faire casser la gueule jusqu’au bout. Et ce qu’il y a réussi !… Dans Frœschwiller, voyez-vous ! ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des bêtes qui se mangeaient. Pendant près de deux heures, les ruisseaux ont roulé du sang… Ensuite, ensuite, dame ! il a tout de même fallu décamper. Et dire qu’on est venu nous raconter qu’à la gauche nous avions culbuté les Bavarois ! Tonnerre de bon Dieu ! si nous avions été cent vingt mille, nous aussi ! si nous avions eu assez de canons et des chefs un peu moins serins !

Et violents, exaspérés encore, dans leurs uniformes en guenilles, gris de poussière, Coutard et Picot se coupaient du pain, avalaient de gros morceaux de fromage, en jetant le cauchemar de leurs souvenirs, sous la jolie treille, aux grappes mûres, criblées par les flèches d’or du soleil. Maintenant, ils en étaient à l’effroyable déroute qui avait suivi, les régiments débandés, démoralisés, affamés, fuyant à travers champs, les grands chemins roulant une affreuse confusion d’hommes, de chevaux, de voitures, de canons, toute la débâcle d’une armée détruite, fouettée du vent fou de la panique. Puisqu’on n’avait point su se replier sagement et défendre les passages des Vosges, où dix mille hommes en auraient arrêté cent mille, on aurait dû au moins faire sauter les ponts, combler les tunnels. Mais les généraux galopaient, dans l’effarement, et une telle tempête de stupeur soufflait, emportant à la fois les vaincus