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Alors, il les appela.

— Eh ! camarades, par ici !… Mais vous êtes du 7e corps, vous !

— Bien sûr, de la première division !… Ah ! foutre ! je vous le promets, que j’en suis ! À preuve que j’étais à Frœschwiller, où il ne faisait pas froid, je vous en réponds… Et, tenez ! le camarade, lui, est du 1er corps, et il était à Wissembourg, encore un sale endroit !

Ils dirent leur histoire, roulés dans la panique et dans la déroute, restés à demi morts de fatigue au fond d’un fossé, blessés même légèrement l’un et l’autre, et dès lors traînant la jambe à la queue de l’armée, forcés de s’arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre, si en retard enfin, qu’ils arrivaient seulement, un peu remis, en quête de leur escouade.

Le cœur serré, Maurice, qui allait attaquer un morceau de gruyère, remarqua leurs yeux voraces, fixés sur son assiette.

— Dites donc, mademoiselle ! encore du fromage, et du pain, et du vin !… N’est-ce pas, camarades, vous allez faire comme moi ? Je régale. À votre santé !

Ils s’attablèrent, ravis. Et lui, envahi d’un froid grandissant, les regardait, dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes, vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles, rapiécés de tant de lambeaux différents, qu’ils ressemblaient à des pillards, à des bohémiens achevant d’user la défroque de quelque champ de bataille.

— Ah ! foutre, oui ! reprit le plus grand, la bouche pleine, ce n’était pas drôle, là-bas !… Faut avoir vu, raconte donc, Coutard.

Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son pain.

— Moi, je lavais ma chemise, tandis qu’on faisait la soupe… Imaginez-vous un sale trou, un vrai entonnoir, avec des bois tout autour, qui avaient permis à ces cochons