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— Oui, mais traversez d’abord ce bois, puis prenez à gauche, à travers champs.

Dans le bois, dans le grand silence noir des arbres immobiles, quand ils n’entendirent plus rien, que plus rien ne remua et qu’ils se crurent sauvés, une émotion extraordinaire les jeta aux bras l’un de l’autre. Maurice pleurait à gros sanglots, tandis que des larmes lentes ruisselaient sur les joues de Jean. C’était la détente de leur long tourment, la joie de se dire que la douleur allait peut-être avoir pitié d’eux. Et ils se serraient d’une étreinte éperdue, dans la fraternité de tout ce qu’ils venaient de souffrir ensemble ; et le baiser qu’ils échangèrent alors leur parut le plus doux et le plus fort de leur vie, un baiser tel qu’ils n’en recevraient jamais d’une femme, l’immortelle amitié, l’absolue certitude que leurs deux cœurs n’en faisaient plus qu’un, pour toujours.

— Mon petit, reprit Jean d’une voix tremblante, quand ils se furent dégagés, c’est déjà très bon d’être ici, mais nous ne sommes pas au bout… faudrait s’orienter un peu.

Maurice, bien qu’il ne connût pas ce point de la frontière, jura qu’il suffisait de marcher devant soi. Tous deux alors, l’un derrière l’autre, se glissèrent, filèrent avec précaution, jusqu’à la lisière des taillis. Là, se rappelant l’indication du bourgeois obligeant, ils voulurent tourner à gauche, pour couper à travers des chaumes. Mais, comme ils rencontraient une route, bordée de peupliers, ils aperçurent le feu d’un poste prussien, qui barrait le passage. La baïonnette d’une sentinelle luisait, des soldats achevaient leur soupe en causant. Et ils rebroussèrent chemin, se rejetèrent au fond du bois, avec la terreur d’être poursuivis. Ils croyaient entendre des voix, des pas, ils battirent ainsi les fourrés pendant près d’une heure, perdant toute direction, tournant sur eux-mêmes, emportés parfois dans un galop, comme des bêtes fuyant sous les broussailles, parfois immobilisés, suant l’angoisse, devant