Page:Zola - La Débâcle.djvu/475

Cette page a été validée par deux contributeurs.

auberge. D’abord, les sentinelles tolérèrent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits, des pommes et des poires, par-dessus leurs têtes. Ensuite, elles laissèrent les habitants du voisinage envahir le campement, de sorte qu’il y eut bientôt une foule de marchands improvisés, des hommes et des femmes qui débitaient du pain, du vin, même des cigares. Tous ceux qui avaient de l’argent, mangèrent, burent, fumèrent. Sous le pâle crépuscule, cela mettait comme un coin de marché forain, d’une bruyante animation.

Mais, derrière leur tente, Maurice s’exaltait, répétait à Jean :

— Je ne peux plus, je filerai, dès que la nuit va être noire… Demain, nous nous éloignerons de la frontière, il ne sera plus temps.

— Eh bien ! filons, finit par dire Jean, à bout de résistance, cédant lui aussi à cette hantise de la fuite. Nous le verrons, si nous y laissons la peau.

Seulement, il dévisagea dès lors les vendeurs, autour de lui. Des camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons, le bruit courait que des habitants charitables avaient créé de véritables magasins de vêtements, pour faciliter les évasions de prisonniers. Et, presque tout de suite, son attention fut attirée par une belle fille, une grande blonde de seize ans, aux yeux superbes, qui tenait à son bras trois pains dans un panier. Elle ne criait pas sa marchandise comme les autres, elle avait un sourire engageant et inquiet, la démarche hésitante. Lui, la regarda fixement, et leurs regards se rencontrèrent, restèrent un instant l’un dans l’autre. Alors, elle s’approcha, avec son sourire embarrassé de belle fille qui s’offrait.

— Voulez-vous du pain ?

Il ne répondit pas, l’interrogea d’un petit signe. Puis, comme elle disait oui, de la tête, il se hasarda, à voix très basse.