Page:Zola - La Débâcle.djvu/470

Cette page a été validée par deux contributeurs.

du village, les malheureux se laissèrent-ils tomber sur l’herbe, sans courage pour manger. Le vin manquait, des femmes charitables qui voulurent s’approcher avec des bouteilles, furent chassées par les sentinelles. Une d’elles, prise de peur, tomba, se démit le pied ; et il y eut des cris, des larmes, toute une scène révoltante, pendant que les Prussiens, qui avaient confisqué les bouteilles, les buvaient. Cette tendresse pitoyable des paysans pour les pauvres soldats emmenés en captivité, se manifestait ainsi à chaque pas, tandis qu’on les disait d’une rudesse farouche envers les généraux. À Douzy même, quelques jours auparavant, les habitants avaient hué un convoi de généraux qui se rendaient, sur parole, à Pont-à-Mousson. Les routes n’étaient pas sûres pour les officiers : des hommes en blouse, des soldats évadés, des déserteurs peut-être, sautaient sur eux avec des fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des lâches et des vendus, dans cette légende de la trahison, qui, vingt ans plus tard, devait encore vouer à l’exécration de ces campagnes tous les chefs ayant porté l’épaulette.

Maurice et Jean mangèrent la moitié de leur pain, qu’ils eurent la chance d’arroser de quelques gorgées d’eau-de-vie, un brave fermier étant parvenu à emplir leur gourde. Mais, ce qui fut terrible ensuite, ce fut de se remettre en route. On devait coucher à Mouzon, et bien que l’étape se trouvât courte, l’effort à faire paraissait excessif. Les hommes ne purent se relever sans crier, tellement leurs membres las se raidissaient au moindre repos. Beaucoup, dont les pieds saignaient, se déchaussèrent, pour continuer la marche. La dysenterie les ravageait toujours, il en tomba un, dès le premier kilomètre, qu’on dut pousser contre un talus. Deux autres, plus loin, s’affaissèrent au pied d’une haie, où une vieille femme ne les ramassa que le soir. Tous chancelaient, en s’appuyant sur des cannes, que les Prussiens, par dérision peut-être, leur avaient