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relevé à coups de botte. Sedan, qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la défaite, conduit au bâton, ne s’y accoutumait pas, était agité, à chaque défilé nouveau, d’une fièvre sourde de pitié et de révolte.

Cependant, Jean, lui aussi, songeait à Henriette ; et brusquement, l’idée de Delaherche lui vint. Il poussa du coude son ami.

— Hein ? tout à l’heure, ouvre l’œil, si nous passons dans la rue !

En effet, dès qu’ils entrèrent dans la rue Maqua, ils aperçurent de loin plusieurs têtes, penchées à une des fenêtres monumentales de la fabrique. Puis, ils reconnurent Delaherche et sa femme Gilberte, accoudés, ayant, derrière eux, debout, la haute figure sévère de madame Delaherche. Ils avaient des pains, le fabricant les lançait aux affamés qui tendaient des mains tremblantes, implorantes.

Maurice, tout de suite, avait remarqué que sa sœur n’était pas là ; tandis que Jean, inquiet de voir les pains voler, craignit qu’il n’en restât pas un pour eux. Il agita le bras, criant :

— À nous ! à nous !

Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque joyeuse. Leur visage, pâli de pitié, s’éclaira, tandis que des gestes, heureux de la rencontre, leur échappaient. Et Gilberte tint à jeter elle-même le dernier pain dans les bras de Jean, ce qu’elle fit avec une si aimable maladresse, qu’elle en éclata d’un joli rire.

Ne pouvant s’arrêter, Maurice se retourna, demandant à la volée, d’un ton inquiet d’interrogation :

— Et Henriette ? Henriette ?

Alors, Delaherche répondit par une longue phrase. Mais sa voix se perdit, au milieu du roulement des pieds. Il dut comprendre que le jeune homme ne l’avait