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wagon, que la fumée des pipes noyait d’un brouillard ; il y régnait une insupportable chaleur, la fermentation de ces corps empilés ; tandis que, de la voiture noire et fuyante, sortaient des vociférations, dominant le grondement des roues, allant s’éteindre au loin, dans les mornes campagnes. Et ce fut seulement à Langres que les troupes comprirent qu’on les ramenait vers Paris.

— Ah ! nom de Dieu ! répétait Chouteau, qui régnait déjà dans son coin, en maître indiscuté, par sa toute-puissance de beau parleur, c’est bien sûr qu’on va nous aligner à Charentonneau, pour empêcher Bismarck d’aller coucher aux Tuileries.

Les autres se tordaient, trouvaient ça très farce, sans savoir pourquoi. D’ailleurs, les moindres incidents du voyage soulevaient des huées, des cris et des rires assourdissants : les paysans plantés sur le bord de la voie, les groupes de gens anxieux qui attendaient le passage des trains, aux petites stations, avec l’espoir d’obtenir des nouvelles, toute cette France effarée et frissonnante devant l’invasion. Et les populations accourues ne recevaient ainsi au visage, dans le coup de vent de la locomotive et la vision rapide du train, noyé de vapeur et de bruit, que le hurlement de toute cette chair à canon, charriée à grande vitesse. Cependant, dans une gare où l’on s’arrêta, trois dames bien mises, des bourgeoises riches de la ville, qui distribuaient aux soldats des tasses de bouillon, eurent un vrai succès. Les hommes pleuraient, en les remerciant et en leur baisant les mains.

Mais, plus loin, les abominables chansons, les cris sauvages recommencèrent. Et il arriva ainsi, un peu après Chaumont, que le train en croisa un autre, chargé d’artilleurs, que l’on devait conduire à Metz. La marche venait d’être ralentie, les soldats des deux trains fraternisèrent dans une effroyable clameur. Du reste, ce furent les artilleurs, plus ivres sans doute, debout, les poings hors des