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assoupi, se réveilla au milieu d’un véritable lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient de déborder, submergeant le terrain où il s’était étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère, tandis que Pache secouait Lapoulle, qui dormait quand même à poings fermés, dans cette noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers plantés le long du canal, courut s’y abriter, avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit affreuse, à demi ployés, le dos contre l’écorce, les jambes ramenées sous eux, pour les garer des grosses gouttes.

Et la journée du lendemain, et la journée du surlendemain, furent vraiment abominables, sous les continuelles ondées, si drues et si fréquentes, que les vêtements n’avaient pas le temps de sécher sur le corps. La famine commençait, il ne restait plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut de pommes de terre volées dans les champs voisins ; et encore, vers la fin du deuxième jour, se faisaient-elles si rares, que les soldats ayant de l’argent les achetaient jusqu’à cinq sous pièce. Des clairons sonnaient bien à la distribution, le caporal s’était même hâté de se rendre devant un grand hangar de la Tour à Glaire, où le bruit courait qu’on délivrait des rations de pain. Mais, une première fois, il avait attendu là, pendant trois heures, inutilement ; puis, une seconde, il s’était pris de querelle avec un Bavarois. Si les officiers français ne pouvaient rien, dans l’impuissance où ils étaient d’agir, l’état-major allemand avait-il donc parqué l’armée vaincue sous la pluie, avec l’intention de la laisser crever de faim ? Pas une précaution ne semblait avoir été prise, pas un effort n’était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l’agonie commençait, dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère, un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson.