Page:Zola - La Débâcle.djvu/434

Cette page a été validée par deux contributeurs.

raux. C’était une chasse à l’homme, toute une battue abominable.

Au pont de Meuse, l’âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s’assurer du contenu de la charrette ; et, lorsqu’il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d’un air saisi ; puis, d’un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l’encombrement augmentait, c’était un des premiers convois de prisonniers, qu’un détachement prussien conduisait à la presqu’île d’Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n’ont même plus de couteau pour s’ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l’on n’entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n’était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.

Brusquement, Prosper, dont le cœur de vieux chasseur d’Afrique battait à se rompre, de rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice et Jean, emmenés avec les camarades, marchant fraternellement côte à côte ; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche derrière le convoi, il put les suivre du regard jusqu’au faubourg de Torcy, sur cette route plate qui conduit à Iges, au milieu des jardins et des cultures maraîchères.

— Ah ! murmura Silvine, les yeux vers le corps d’Honoré, bouleversée de ce qu’elle voyait, les morts peut-être sont plus heureux !