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passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris la bride de l’âne, elle le traînait par les terres glissantes, avec la hâte d’être là-bas, au delà des luzernes.

Prosper, brusquement, s’arrêta.

— Ça doit être par ici. Tenez ! à droite, voilà les trois arbres… Voyez-vous la trace des roues ? Là-bas, il y a un caisson brisé… Enfin, nous y sommes !

Frémissante, Silvine s’était précipitée, et elle regardait au visage deux morts, deux artilleurs tombés sur le bord du chemin.

— Mais il n’y est pas, il n’y est pas !… Vous aurez mal vu… Oui ! une idée comme ça, une idée fausse qui vous aura passé par les yeux !

Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante l’envahissait.

— Si vous vous étiez trompé, s’il vivait ! Et bien sûr qu’il vit, puisqu’il n’est pas là !

Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner, elle se trouvait sur l’emplacement même de la batterie. C’était effroyable, le sol bouleversé comme par un tremblement de terre, des débris traînant partout, des morts renversés en tous sens, dans d’atroces postures, les bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d’or, qu’un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L’un sur l’autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c’était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d’honneur, foudroyé au flanc et à l’épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries prussiennes.