Page:Zola - La Débâcle.djvu/424

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les entrailles. Beaucoup, sur le dos, le ventre énorme, dressaient en l’air leurs quatre jambes raidies, pareilles à des pieux de détresse. La plaine sans bornes en était bossuée. Quelques-uns n’étaient pas morts, après une agonie de deux jours ; et ils levaient au moindre bruit leur tête souffrante, la balançaient à droite, à gauche, la laissaient retomber ; tandis que d’autres, immobiles, jetaient par instants un grand cri, cette plainte du cheval mourant, si particulière, si effroyablement douloureuse, que l’air en tremblait. Et Prosper, le cœur meurtri, songeait à Zéphir, avec l’idée qu’il allait peut-être le revoir.

Brusquement, il sentit le sol frémir sous le galop d’une charge enragée. Il se retourna, il n’eut que le temps de crier à sa compagne :

— Les chevaux, les chevaux !… Jetez-vous derrière ce mur !

Du haut d’une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient vers eux, d’un train d’enfer. C’étaient les bêtes perdues, restées sur le champ de bataille, qui se réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni avoine, depuis l’avant-veille, elles avaient tondu l’herbe rare, entamé les haies, rongé l’écorce des arbres. Et, quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d’éperon, elles partaient toutes ensemble d’un galop fou, elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette, écrasant les morts, achevant les blessés.

La trombe approchait, Silvine n’eut que le temps de tirer l’âne et la charrette à l’abri du petit mur.

— Mon Dieu ! ils vont tout briser !

Mais les chevaux avaient sauté l’obstacle, il n’y eut qu’un roulement de foudre, et déjà ils galopaient de l’autre côté, s’engouffrant dans un chemin creux, jusqu’à la corne d’un bois, derrière lequel ils disparurent.