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— Fichtre ! dit Prosper, en voilà qui se la coulent douce !

C’était, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d’un guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un canapé de satin bleu-ciel formaient le cercle, étalant au plein air un salon étrange, que la pluie devait tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait un fauteuil, penché en avant, avait l’air de se tenir le ventre. Trois autres s’accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis qu’un chasseur avançait la main, comme pour prendre un verre sur le guéridon. Évidemment, ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.

— Comment peuvent-ils encore être là ? murmurait Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure qu’il avançait. Les bougres, ils se fichent donc des Prussiens ?

Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un brusque geste d’horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n’avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu’une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S’étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble ? Étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté française ?

— Drôle de rigolade tout de même ! reprit Prosper, pâlissant.

Et, regardant les autres morts, en travers de l’allée, au pied des arbres, dans les pelouses, cette trentaine de