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et des mères à moitié vêtues, sans cesser d’allonger le pas, donnaient le sein à des marmots en larmes. Les faces effarées se tournaient en arrière, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour fermer l’horizon, dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte. D’autres, des fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient à travers champs, poussaient devant eux les troupeaux lâchés, les moutons, les vaches, les bœufs, les chevaux, qu’on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries. Ceux-là gagnaient les gorges, les hauts plateaux, les forêts désertes, soulevant la poussière des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants. Ils allaient vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n’oserait s’y hasarder. Et les fumées volantes qui les enveloppaient, se perdaient derrière les bouquets de sapins, avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail, tandis que, sur la route, le flot des voitures et des piétons passait toujours, gênant la marche des troupes, si compact aux approches de Belfort, d’un tel courant irrésistible de torrent élargi, que des haltes, à plusieurs reprises, devinrent nécessaires.

Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice assista à une scène, dont le souvenir lui resta comme celui d’un soufflet, reçu en plein visage.

Au bord du chemin, se trouvait une maison isolée, la demeure de quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s’étendait derrière. Celui-là n’avait pas voulu quitter son champ, attaché au sol par des racines trop profondes ; et il restait, ne pouvant s’éloigner, sans laisser là des lambeaux de sa chair. On l’apercevait dans une salle basse, écrasé sur un banc, regardant d’un œil vide défiler ces soldats, dont la retraite allait livrer son blé