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écrasement des grands arbres, ce fut Jean qui manqua d’être coupé en deux par un projectile, qui heureusement n’éclata pas. Maintenant, ils ne pouvaient plus avancer, au milieu de la foule inextricable des arbustes. Les tiges minces les liaient aux épaules ; les hautes herbes se nouaient à leurs chevilles ; des murs brusques de broussailles les immobilisaient, pendant que les feuillages volaient autour d’eux, sous la faux géante qui fauchait le bois. À côté d’eux, un autre homme, foudroyé d’une balle au front, resta debout, serré entre deux jeunes bouleaux. Vingt fois, prisonniers de ce taillis, ils sentirent passer la mort.

— Sacré bon Dieu ! dit Maurice, nous n’en sortirons pas.

Il était livide, un frisson le reprenait ; et Jean, si brave, qui le matin l’avait réconforté, pâlissait lui aussi, envahi d’un froid de glace. C’était la peur, l’horrible peur, contagieuse, irrésistible. De nouveau, une grande soif les brûlait, une insupportable sécheresse de la bouche, une contraction de la gorge, d’une violence douloureuse d’étranglement. Cela s’accompagnait de malaises, de nausées au creux de l’estomac ; tandis que des pointes d’aiguille lardaient leurs jambes. Et, dans cette souffrance toute physique de la peur, la tête serrée, ils voyaient filer des milliers de points noirs, comme s’ils avaient pu, au passage, distinguer la nuée volante des balles.

— Ah ! fichu sort ! bégaya Jean, c’est vexant tout de même d’être là, à se faire casser la gueule pour les autres, quand les autres sont quelque part, à fumer tranquillement leur pipe !

Maurice, éperdu, hagard, ajouta :

— Oui, pourquoi est-ce moi plutôt qu’un autre ?

C’était la révolte du moi, l’enragement égoïste de l’individu qui ne veut pas se sacrifier pour l’espèce et finir.

— Et encore, reprit Jean, si l’on savait la raison, si ça devait servir à quelque chose !