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Cette peine semblait augmenter encore la douleur grandissante qui lui tordait l’estomac. La bête, en lui, se révoltait : il était à bout de force, il se mourait de faim. Sa vue se troublait, il n’avait même plus conscience du danger où se trouvait le régiment, depuis que la batterie avait dû se replier. D’une minute à l’autre, des masses considérables pouvaient attaquer le plateau.

— Écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange… J’aime mieux manger et qu’on me tue tout de suite !

Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans, avec voracité. Les balles sifflaient, deux obus éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien n’existait, il n’y avait que sa faim à satisfaire.

— Jean, en veux-tu ?

Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros, l’estomac déchiré du même besoin.

— Oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop.

Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain, sans s’inquiéter d’autre chose, tant qu’il en resta une bouchée. Et ce fut seulement ensuite qu’ils revirent leur colonel, sur son grand cheval, avec sa botte sanglante. De toutes parts, le 106e était débordé. Déjà, des compagnies avaient dû fuir. Alors, obligé de céder au torrent, levant son épée, les yeux pleins de larmes :

— Mes enfants, cria M. de Vineuil, à la garde de Dieu qui n’a pas voulu de nous !

Des bandes de fuyards l’entouraient, il disparut dans un pli de terrain.

Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se trouvèrent derrière la haie, avec les débris de leur compagnie. Une quarantaine d’hommes au plus restaient, commandés par le lieutenant Rochas ; et le drapeau était avec eux, le sous-lieutenant qui le portait venait d’en rabattre la soie autour de la hampe, pour tâcher de le sauver. On fila