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— Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous n’allez pas vous conduire comme des lâches… Souvenez-vous ! jamais le 106e n’a reculé, vous seriez les premiers à salir notre drapeau…

Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait des paroles pour chacun, parlait de la France, d’une voix où tremblaient des larmes.

Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra dans une terrible colère, levant son épée, tapant sur les hommes comme avec un bâton.

— Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière, moi ! Voulez-vous bien obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons !

Mais ces violences, ces soldats menés au feu à coups de pied, répugnaient au colonel.

— Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre… N’est-ce pas, mes enfants, vous n’allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les Prussiens ?… En avant, là-haut !

Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait dit cela en brave homme de père, qu’on ne pouvait abandonner, sans être des pas grand’chose. Lui seul, du reste, traversa tranquillement les champs nus, sur son grand cheval, tandis que les hommes s’éparpillaient, se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves, avant d’atteindre le calvaire. Au lieu de l’assaut classique, tel qu’il se passe dans les manœuvres, par lignes correctes, on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre, des soldats isolés ou par petits groupes, rampant, sautant soudain ainsi que des insectes, gagnant la crête à force d’agilité et de ruse. Les batteries ennemies avaient dû les voir, les obus labouraient le sol, si fréquents, que les