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chemin étroit. Puis, le cri de halte retentit. Et l’on resta là, l’arme au pied, les épaules alourdies par le sac, avec défense de bouger. On devait se trouver sur un plateau ; mais impossible encore de voir à vingt pas, on ne distinguait absolument rien. Il était sept heures, le canon semblait s’être rapproché, de nouvelles batteries tiraient de l’autre côté de Sedan, de plus en plus voisines.

— Oh ! moi, dit brusquement le sergent Sapin à Jean et à Maurice, je serai tué aujourd’hui.

Il n’avait pas ouvert la bouche depuis le réveil, l’air enfoncé dans une rêverie, avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé.

— En voilà une idée ! se récria Jean, est-ce qu’on peut dire ce qu’on attrapera ?… Vous savez, il n’y en a pour personne, et il y en a pour tout le monde.

Mais le sergent hocha la tête, dans un branle d’absolue certitude.

— Oh ! moi, c’est comme si c’était fait… Je serai tué aujourd’hui.

Des têtes se tournèrent, on lui demanda s’il avait vu ça en rêve. Non, il n’avait rien rêvé ; seulement, il le sentait, c’était là.

— Et ça m’embête tout de même, parce que j’allais me marier, en rentrant chez moi.

Ses yeux de nouveau vacillèrent, il revoyait sa vie. Fils de petits épiciers de Lyon, gâté par sa mère qu’il avait perdue, n’ayant pu s’entendre avec son père, il était resté au régiment, dégoûté de tout, sans vouloir se laisser racheter ; et puis, pendant un congé, il s’était mis d’accord avec une de ses cousines, se reprenant à l’existence, faisant ensemble l’heureux projet de tenir un commerce, grâce aux quelques sous qu’elle devait apporter. Il avait de l’instruction, l’écriture, l’orthographe, le calcul. Depuis un an, il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir.