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milly, il souffrait surtout du besoin de sommeil ; et, autour de lui, la fatigue aussi l’emportait sur la faim, le troupeau d’ombres trébuchait, par les rues inconnues. À chaque pas, un homme s’affaissait sur un trottoir, culbutait sous une porte, restait là comme mort, endormi.

En levant les yeux, Jean lut sur une plaque : Avenue de la Sous-Préfecture. Au bout, il y avait un monument, dans un jardin. Et, au coin de l’avenue, il aperçut un cavalier, un chasseur d’Afrique, qu’il crut reconnaître. N’était-ce pas Prosper, le garçon de Remilly, qu’il avait vu à Vouziers, avec Maurice ? Il était descendu de son cheval, et le cheval, hagard, tremblant sur les pieds, souffrait d’une telle faim, qu’il avait allongé le cou pour manger les planches d’un fourgon, qui stationnait contre le trottoir. Depuis deux jours, les chevaux n’avaient plus reçu de rations, ils se mouraient d’épuisement. Les grosses dents faisaient un bruit de râpe, contre le bois, tandis que le chasseur d’Afrique pleurait.

Puis, comme Jean, qui s’était éloigné, revenait, avec l’idée que ce garçon devait savoir l’adresse des parents de Maurice, il ne le revit plus. Alors, ce fut du désespoir, il erra de rue en rue, se retrouva à la Sous-Préfecture, poussa jusqu’à la place Turenne. Là, un instant, il se crut sauvé, en apercevant devant l’Hôtel de Ville, au pied de la statue même, le lieutenant Rochas, avec quelques hommes de la compagnie. S’il ne pouvait rejoindre son ami, il rallierait le régiment, il dormirait au moins sous la tente. Le capitaine Beaudoin n’ayant pas reparu, emporté de son côté, échoué ailleurs, le lieutenant tâchait de réunir son monde, s’informant, demandant en vain où était fixé le campement de la division. Mais, à mesure qu’on avançait dans la ville, la compagnie, au lieu de s’accroître, diminuait. Un soldat, avec des gestes fous, entra dans une auberge, et jamais il ne revint. Trois autres s’arrêtèrent devant la porte d’un épicier, retenus