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commandée par des chefs presque tous jeunes, obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l’art de se battre, d’une prudence et d’une prévoyance parfaites, d’une netteté de vue merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite montrer la France : l’Empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l’idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu’il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui ; l’armée, certes, d’une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d’Italie, seulement gâtée par le remplacement à prix d’argent, laissée dans sa routine de l’école d’Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle ; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques-uns d’une ignorance stupéfiante, et l’empereur à leur tête, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l’effroyable aventure qui commençait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d’un effarement, d’une débandade de troupeau mené à l’abattoir.

Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s’était froncé. Puis, tout d’un coup, il prit le parti de rire, d’un rire énorme qui lui fendait les mâchoires.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là, vous ! qu’est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises !… Mais ça n’a pas de sens, c’est trop bête pour qu’on se casse la tête à comprendre… Allez conter ça à des recrues, mais pas à moi, non ! pas à moi qui ai vingt-sept ans de service !

Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d’un ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l’état de son père, il s’était engagé dès l’âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant