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s’avançaient dans la terreur de ce terrain mouvant, qu’ils sentaient fuir. Debout sur les étriers, serrant les guides, les cuirassiers passaient, passaient toujours, drapés dans leurs grands manteaux blancs, ne montrant que leurs casques tout allumés de reflets rouges. Et l’on aurait cru des cavaliers fantômes allant à la guerre des ténèbres, avec des chevelures de flammes.

Une plainte profonde s’exhala de la gorge serrée de Jean.

— Oh ! j’ai faim !

Autour d’eux, cependant, les hommes s’étaient endormis, malgré les tiraillements des estomacs. La fatigue, trop grande, emportait la peur, les terrassait tous sur le dos, la bouche ouverte, anéantis sous le ciel sans lune. L’attente, d’un bout à l’autre des coteaux nus, était tombée à un silence de mort.

— Oh ! j’ai faim, j’ai faim à manger de la terre !

C’était le cri que Jean, si dur au mal et si muet, ne pouvait plus retenir, qu’il jetait malgré lui, dans le délire de sa faim, n’ayant rien mangé depuis près de trente-six heures. Alors, Maurice se décida, en voyant que, de deux ou trois heures peut-être, leur régiment ne passerait pas la Meuse.

— Écoute, j’ai un oncle par ici, tu sais, l’oncle Fouchard, dont je t’ai parlé… C’est là-haut, à cinq ou six cents mètres, et j’hésitais ; mais, puisque tu as si faim… L’oncle nous donnera bien du pain, que diable !

Et il emmena son compagnon, qui s’abandonnait. La petite ferme du père Fouchard se trouvait au sortir du défilé d’Haraucourt, près du plateau où l’artillerie de réserve avait pris position. C’était une maison basse, avec d’assez grandes dépendances, une grange, une étable, une écurie ; et, de l’autre côté de la route, dans une sorte de remise, le paysan avait installé son commerce de boucher ambulant, son abattoir où il tuait lui-même les bêtes,