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mariée à Berlin ; et il est bien de là-bas, il a la haine de la France. Il sert aujourd’hui comme capitaine dans la garde prussienne… Le soir où je l’ai reconduit à la gare, je l’entends encore me dire de sa voix coupante : « Si la France nous déclare la guerre, elle sera battue. »

Du coup, le lieutenant Rochas, qui s’était contenu jusque-là, s’avança, furieux. Âgé de près de cinquante ans, c’était un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche violente et bonne, où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il s’emportait, la voix tonnante.

— Ah çà ! qu’est-ce que vous foutez là, vous, à décourager nos hommes !

Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond qu’il avait raison. Lui non plus, tout en commençant à s’étonner des longs retards et du désordre où l’on était, n’avait jamais douté de la raclée formidable que l’on allait allonger aux Prussiens. C’était sûr, puisqu’on n’était venu que pour ça.

— Mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne veux décourager personne… Au contraire, je voudrais que tout le monde sût ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir… Et, tenez ! cette Allemagne…

Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes : la Prusse grandie après Sadowa, le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres États allemands, tout ce vaste empire en formation, rajeuni, ayant l’enthousiasme et l’irrésistible élan de son unité à conquérir ; le système du service militaire obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite, disciplinée, pourvue d’un matériel puissant, rompue à la grande guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l’Autriche ; l’intelligence, la force morale de cette armée,