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LES ROUGON-MACQUART.

Elle était là, à la rencontre du boulevard extérieur et des boulevards de Magenta et d’Ornano, rêvant de se coucher par terre, lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les yeux, et les pas s’éloignaient, sans qu’elle pût saisir s’ils allaient à droite ou à gauche. Enfin elle aperçut les larges épaules d’un homme, une tache sombre et dansante, s’enfonçant dans un brouillard. Oh ! celui-là, elle le voulait, elle ne le lâcherait pas ! Et elle courut plus fort, elle l’atteignit, le prit par la blouse.

— Monsieur, monsieur, écoutez donc…

L’homme se tourna, c’était Goujet.

Voilà qu’elle raccrochait la Gueule-d’Or, maintenant ! Mais qu’avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ? C’était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rang des roulures de barrière, blême et suppliante. Et ça se passait sous un bec de gaz, elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler sur la neige, comme une vraie caricature. On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu ! ne pas avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et être prise pour une femme soûle ! C’était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Bien sûr, Goujet croyait qu’elle avait bu et qu’elle faisait une sale noce.

Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait des pâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la tête en reculant, il la retint.

— Venez, dit-il.

Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traversèrent le quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame Goujet était morte