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L’ASSOMMOIR.

Tous deux se regardèrent. Ah ! mon Dieu ! ils en étaient là, le père Bru mendiant, madame Coupeau faisant le trottoir ! Ils demeuraient béants en face l’un de l’autre. À cette heure, ils pouvaient se donner la main. Toute la soirée, le vieil ouvrier avait rôdé, n’osant aborder le monde ; et la première personne qu’il arrêtait, était une meurt-de-faim comme lui. Seigneur ! n’était-ce pas une pitié ? avoir travaillé cinquante ans, et mendier ! s’être vue une des plus fortes blanchisseuses de la rue de la Goutte-d’Or, et finir au bord du ruisseau ! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien se dire, ils s’en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui les fouettait.

C’était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la fois des quatre points du ciel. On ne voyait pas à dix pas, tout se noyait dans cette poussière volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets des derniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours, aveuglée, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. À mesure qu’elle avançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur de l’air, pareils à des torches éteintes. Puis, tout d’un coup, lorsqu’elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-mêmes manquaient ; elle était prise et roulée dans un tourbillon blafard, sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle, le sol fuyait, d’une blancheur vague. Des murs gris l’enfermaient. Et, quand elle s’arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait, derrière ce voile de glace, l’immensité des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris endormi.