Page:Zola - L'Assommoir.djvu/53

Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
L’ASSOMMOIR.

de pas dans la rue de la Goutte-d’Or, lorsqu’il s’arrêta, levant les yeux, disant :

— Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22… Mais cette maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie ! C’est grand comme une caserne, là dedans !

Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse ; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s’émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’au deuxième étage, creusant un porche profond, à l’autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d’une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre.

— Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.

Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s’empêcher de s’enfoncer sous le porche,