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LES ROUGON-MACQUART.

plie de gravats, manquait de se faire écraser par un omnibus. Cependant, parmi la foule plus rare, couraient des femmes en cheveux, redescendues après avoir allumé le feu, et se hâtant pour le dîner ; elles bousculaient le monde, se jetaient chez les boulangers et les charcutiers, repartaient sans traîner, avec des provisions dans les mains. Il y avait des petites filles de huit ans, envoyées en commission, qui s’en allaient le long des boutiques, serrant sur leur poitrine de grands pains de quatre livres aussi hauts qu’elles, pareils à de belles poupées jaunes, et qui s’oubliaient pendant des cinq minutes devant des images, la joue appuyée contre leurs grands pains. Puis, le flot s’épuisait, les groupes s’espaçaient, le travail était rentré ; et, dans les flamboiements du gaz, après la journée finie, montait la sourde revanche des paresses et des noces qui s’éveillaient.

Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journée ! Elle était plus éreintée que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d’elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire : « À qui le tour ? moi, j’en ai ma claque ! » Tout le monde mangeait, à cette heure. C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu ! s’étendre à son aise et ne plus se relever, penser qu’on a remisé ses outils pour toujours et qu’on fera la vache éternellement ! Voilà qui est bon, après s’être esquintée pendant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l’estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé. Elle était bien gentille, blonde et