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L’ASSOMOIR.

avons nos chagrins comme tout le monde, mon Dieu !

Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu’il n’était pas dupe de ce mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d’aller chercher son lait, si elle ne voulait pas sortir : elle était une belle et brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elle serait dans la peine. Gervaise, dès qu’il se fut éloigné, se remit à la fenêtre.

À la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans le froid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où dominaient le bleu déteint et le gris sale. Par moments, un ouvrier s’arrêtait, rallumait sa pipe, tandis qu’autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait, par la rue béante du Faubourg-Poissonnière. Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas ; et, avant d’entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les bras mous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les comptoirs, des groupes s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout, emplissant les salles, crachant, toussant, s’éclaircissant la gorge à coups de petits verres.

Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe, où elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu’une grosse femme, nu-tête, en tablier, l’interpella du milieu de la chaussée.