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L’ASSOMMOIR.

boirez un verre de vin… Les hommes sont des hommes, n’est-ce pas ? On est fait pour se comprendre…

Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaient toutes ensemble, en roulant leurs mouchoirs :

L’enfant perdu, c’est l’enfant du bon Dieu.

On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s’assit en affectant d’être brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu’elle mettait trop de sentiment dans cette chanson-là, et qu’elle avait toujours peur de se décrocher un nerf. Toute la table, cependant, fixait les yeux sur Lantier, assis paisiblement à côté de Coupeau, mangeant déjà la dernière part du gâteau de Savoie, qu’il trempait dans un verre de vin. En dehors de Virginie et de madame Boche, personne ne le connaissait. Les Lorilleux flairaient bien quelque micmac ; mais ils ne savaient pas, ils avaient pris un air pincé. Goujet, qui s’était aperçu de l’émotion de Gervaise, regardait le nouveau venu de travers. Comme un silence gêné se faisait, Coupeau dit simplement :

— C’est un ami.

Et, s’adressant à sa femme :

— Voyons, remue-toi donc !… Peut-être qu’il y a encore du café chaud.

Gervaise les contemplait l’un après l’autre, douce et stupide. D’abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans la boutique, elle s’était pris la tête entre les deux poings, du même geste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup de tonnerre. Ça ne lui semblait pas possible ; les murs allaient tomber et écraser tout le monde. Puis, en voyant les deux hommes assis, sans que même les rideaux de mousseline eussent bougé, elle avait subitement trouvé ces