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LES ROUGON-MACQUART.

Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notes mouillées ; elle levait en coin ses yeux vers le ciel, pendant que sa main droite se balançait devant sa poitrine et s’appuyait sur son cœur, d’un geste pénétré. Alors, Gervaise, torturée par la présence de Lantier, ne put retenir ses pleurs ; il lui semblait que la chanson disait son tourment, qu’elle était cette enfant perdue, abandonnée, dont le bon Dieu allait prendre la défense. Clémence, très soûle, éclata brusquement en sanglots ; et, la tête tombée au bord de la table, elle étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnant régnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s’essuyaient les yeux, la face droite, en s’honorant de leur émotion. Les hommes, le front penché, regardaient fixement devant eux, les paupières battantes. Poisson, étranglant et serrant les dents, cassa à deux reprises des bouts de pipe, et les cracha par terre, sans cesser de fumer. Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de la charbonnière, ne la pinçait plus, pris d’un remords et d’un respect vagues ; tandis que deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. Ces noceurs-là étaient raides comme la justice et tendres comme des agneaux. Le vin leur sortait par les yeux, quoi ! Quand le refrain recommença, plus ralenti et plus larmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs assiettes, se déboutonnant le ventre, crevant d’attendrissement.

Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus du regard le trottoir d’en face. Madame Boche, à son tour, aperçut Lantier, et laissa échapper un léger cri, sans cesser de se barbouiller de ses larmes. Alors, toutes trois eurent des figures anxieuses, en échangeant d’involontaires signes de tête. Mon