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L’ASSOMMOIR.

rue crevait d’indigestion. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, les marchandes de parapluies d’à côté, qu’on n’apercevait jamais, traversèrent la chaussée l’une derrière l’autre, les yeux en coulisse, rouges comme si elles avaient fait des crêpes. Le petit bijoutier, assis à son établi, ne pouvait plus travailler, soûl d’avoir compté les litres, très excité au milieu de ses coucous joyeux. Oui, les voisins en fumaient ! criait Coupeau. Pourquoi donc se serait-on caché ? La société, lancée, n’avait plus honte de se montrer à table ; au contraire, ça la flattait et l’échauffait, ce monde attroupé, béant de gourmandise ; elle aurait voulu enfoncer la devanture, pousser le couvert jusqu’à la chaussée, se payer là le dessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n’était pas dégoûtant à voir, n’est-ce pas ? Alors, on n’avait pas besoin de s’enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petit horloger cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loin une bouteille ; et, l’autre ayant accepté de la tête, il lui porta la bouteille et un verre. Une fraternité s’établissait avec la rue. On trinquait à ceux qui passaient. On appelait les camarades qui avaient l’air bon zig. Le gueuleton s’étalait, gagnait de proche en proche, tellement que le quartier de la Goutte-d’Or entier sentait la boustifaille et se tenait le ventre dans un bacchanal de tous les diables.

Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait et repassait devant la porte.

— Eh ! madame Vigouroux ! madame Vigouroux ! hurla la société.

Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à crever son corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu’ils pouvaient la pincer partout,